Une carte blanche parue dans La Libre le 17 décembre 2020
La politique agricole commune (PAC) est actuellement en pleine révision. Où ira la manne financière de cette politique qui jouit du deuxième budget le plus important de l’Union européenne? Vers le business as usual ou vers une agriculture durable pourvoyeuse d’emplois décents ? Actuellement, se tiennent les négociations du « trilogue de l’UE » (Commission, Conseil et Parlement). Au vu des positions prises par le Parlement et le Conseil, les dés semblent jetés mais il est encore possible de sauver les pots cassés.
La PAC a fait la une des journaux en octobre, quand le Parlement européen et le Conseil de l’UE se sont tous deux prononcés sur la proposition émise par la Commission européenne en 2018, soit sous la législature passée. De manière étonnamment coordonnée, tant sur le plan du calendrier que du contenu, les co-législateurs du Parlement et du Conseil ont sapé les ambitions des stratégies « de la ferme à la table » et « biodiversité » (parties intégrantes du « Green Deal » adopté entretemps). La PAC, qui représente environ un tiers du budget européen (379 milliards d’euros) devrait être mise au service d’une transition vers une agriculture durable et rémunératrice. Si le projet est maintenu dans sa version actuelle, il manque ce virage essentiel, poursuivant la fuite en avant néfaste à l’environnement aux agricultrices et agriculteurs.
Le virage écologique
Les textes actuels conservent l’obligation faite aux États membres d’augmenter l’ambition environnementale, mais les mesures proposées maintiennent une grande latitude pour mettre en place des mesures sans effets positifs avérés sur l’environnement. L’accord a affaibli les conditions environnementales renforcées proposées par la Commission pour bénéficier des aides, en ignorant en particulier le besoin d’espace pour la nature et la crise de la biodiversité en milieu agricole. Alors qu’une proposition concrète d’attribution budgétaire aux paiements de nature environnementale a été faite, l’ajout d’une clause de compétitivité économique dilue complétement le contenu environnemental de ces mesures. Pire, des propositions de plafonnement de l’ambition environnementale ont été faites. L’accord actuel constitue un obstacle majeur pour les nombreux agriculteurs et agricultrices qui souhaitent passer à un système de production alimentaire plus durable et devrait empêcher l’Europe d’atteindre son objectif de 25% de surfaces en agriculture biologique d’ici 2030. Sur le terrain, de nombreux agriculteurs et agricultrices font évoluer leurs pratiques afin de concilier production et durabilité. Une transition est donc en cours, mais pour être amplifiée, elle doit être soutenue par des politiques et objectifs ambitieux qui soutiennent ces pratiques.
Le virage socio-économique
La logique des paiements principalement fondés sur la surface gérée va, si elle est maintenue, continuer à favoriser les grandes exploitations et pousser davantage leur agrandissement. Actuellement environ 20% des bénéficiaires reçoivent 80% des aides. Des outils tels que le plafonnement et les aides redistributives (surprimes des premiers hectares) existent pour atténuer les effets pervers des aides liées aux surfaces. Malheureusement, les chefs d’Etats ont décidé que ce plafonnement serait volontaire pour les Etats membres. De son côté, le Parlement a fixé des plafonnements tellement élevés qu’ils ne permettraient pas, en pratique, dans notre pays, une plus juste répartition des aides. Les paiements redistributifs ont connu le même sort avec une proposition de mise en application optionnelle par le Conseil. Dans ce contexte, le futur économique de nos petites et moyennes exploitations inscrites dans une logique de transition est nettement compromis. Il en va de même pour les nouvelles installations.
Le virage solidaire
A la suite des virages écologique et socio-économique, la PAC manque un troisième virage. Celui d’une PAC solidaire qui, tout en assurant la souveraineté alimentaire de l’Europe, respecte celle des autres régions du monde. L’agriculture européenne est actuellement fortement dépendante de l’importation de protéagineux pour nourrir le bétail, dépendance qui crée des ravages environnementaux dans les pays du Sud, principalement en Amérique latine. Et bien que les aides à l’exportation n’existent plus au sein de la PAC, l’agro-industrie européenne continue d’exporter à bas prix certains produits grâce aux subsides qu’elle reçoit, ce qui affecte de nombreux marchés locaux dans les pays du Sud.
La transition urgente vers un système agricole et alimentaire durable et résilient : une responsabilité de nos gouvernements
L’indignation créée par cette réforme a fait naître l’appel « Withdraw the CAP » pour exiger de la Commission qu’elle retire la proposition actuelle. En parallèle, notre pays doit prendre ses responsabilités pour sauver les pots cassés en déclinant des plans stratégiques régionaux ambitieux garantissant la souveraineté alimentaire tout en répondant au Green Deal. Si le plafonnement des aides à la surface a été rendu inopérant par l’Europe, il est possible de réduire les inégalités entre les fermes wallonnes en diminuant l’enveloppe allouée à l’aide de base. Une revalorisation du paiement redistributif pourra permettre de soutenir davantage les petites et moyennes exploitations. De plus, les régions conservent une relative liberté dans l’utilisation de l’innovation phare de la Commission, les « éco-régimes », qui consistent en des paiements annuels aux agriculteurs pour réaliser des pratiques respectueuses de la nature et du climat. S’ils s’accompagnent d’une conditionnalité renforcée, des éco-régimes ambitieux en termes de contenu et de budget pourront soutenir une transition agroécologique des exploitations vers des systèmes agricoles résilients et favorable à la biodiversité.
Il appartient maintenant à nos gouvernements de démontrer leur volonté d’être réellement ambitieux dans l’élaboration des plans stratégiques de mise en œuvre de la PAC pour la Belgique et de faire leur part pour atteindre les objectifs que l’Europe s’est fixés dans le cadre du Green Deal et des stratégies « De la fourche à la fourchette » et biodiversité. Notre pays a d’immenses atouts à valoriser, que ce soit son patrimoine naturel remarquable, la diversité ou l’expérience du monde agricole. Si la volonté politique est présente, il peut devenir un modèle de transition juste et durable en Europe.
(1) Signataires : Philippe Duvivier (FUGEA), Monica Schuster (Impaacte), Eléonore Barrelet (Agroecology In Action), Amaury Ghijselings (Coalition Contre la Faim), Guy Francq (MIG), Christophe Alberghs (Mouvement d’Action Paysanne), Dominique Jacques (UNAB-Bio), Ingrid Pauwels (Voedsel Anders).