Carte blanche parue dans Le Soir le 17 septembre 2019.
La communauté scientifique, la profession agricole et les activistes environnementaux parlent d’une même voix pour interpeller le pouvoir politique et interroger la mondialisation, afin de permettre le développement de systèmes alimentaires, écoresponsables et durables.
Le 8 août dernier, les gouvernements approuvaient le résumé pour les décideurs du rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) sur le changement climatique et les terres : le rapport constate que 23 % des émissions de gaz à effet de serre résultent de l’utilisation que l’on fait des terres, notamment pour l’agriculture et l’élevage, mais qu’un tiers des émissions totales émanant des combustibles fossiles et de l’industrie sont absorbées par les terres, lorsque les sols bien gérés fonctionnent comme puits de carbone.
Une action de désobéissance civile
Dans un contexte post-élections où nous connaissons à présent les orientations politiques des prochaines législatures en Wallonie et à Bruxelles, le 16 septembre, les agriculteurs belges ont manifesté en masse à Ciney, où ils ont convergé avec leurs tracteurs, pour dénoncer la réduction de leurs marges, les impacts de la volatilité des prix des produits agricoles, et leur faible pouvoir de négociation dans les chaînes alimentaires. Du 19 au 25 septembre, des activistes de toute l’Europe, y compris de Belgique, uniront leurs efforts dans le cadre de l’opération « Free the Soil » pour dénoncer les impacts de l’agro-industrie, au cours d’une grande action de désobéissance civile autour d’une usine de fabrication d’engrais chimique de la multinationale Yara, près de Hambourg.
Ces voix proviennent de la communauté scientifique, de la profession agricole, et des mouvements sociaux. Elles recourent à des langages différents, et les revendications qui se font jour sont loin de se recouper exactement. Elles convergent cependant sur trois points essentiels.
D’abord, elles mettent en accusation un système agro-industriel orienté vers la réalisation de profits à court terme, au détriment aussi bien de la santé des sols et du climat que de la viabilité du métier d’agriculteur et de la santé des populations.
De nouvelles alliances
Ensuite, la simultanéité même de ces trois mobilisations – celle du Giec, celle des agriculteurs, et celle de la société civile – illustre que de nouvelles alliances sont en train de se former autour de la question alimentaire. Il était commode autrefois d’opposer l’intérêt des consommateurs à avoir accès à des aliments à bas prix, à celui des producteurs à des prix rémunérateurs. Cette opposition ne tient plus. Les consommateurs sont devenus aujourd’hui attentifs aux impacts de l’alimentation sur leur santé et sur l’environnement, et chacun comprend que, dans un système qui continue de favoriser le poids dominant des grands groupes agro-industriels, tout le monde perd : les agriculteurs parce que leur pouvoir de négocier est affaibli, et les consommateurs parce qu’au nom du « low cost », ils sont forcés de consommer des aliments qui sont une menace pour leur santé.
Adapter les politiques
Enfin, que l’on se préoccupe (comme le fait le Giec) de la gestion des sols (et donc de leur capacité à mieux stocker le carbone), des revenus des agriculteurs (comme les syndicats agricoles), ou de la qualité et de la viabilité de nos systèmes alimentaires (comme les activistes de la campagne « Free the Soil »), une même demande se fait jour, d’une refonte d’ensemble des systèmes alimentaires qui fasse passer la qualité et la durabilité devant l’accumulation des bénéfices des grands acteurs dominants des chaînes mondiales d’approvisionnement. Un des objectifs clés de cette transformation devrait être d’aligner les politiques commerciales sur les objectifs de transition à l’échelle régionale : il n’est pas crédible, par exemple, de prétendre soutenir les petites exploitations agricoles, ou de favoriser le passage à l’agroécologie – dont de nombreux scientifiques soulignent l’urgence –, tout en important des produits agricoles à bas prix en provenance de pays ne s’imposant pas les mêmes exigences, ou en encourageant toujours plus, en Europe même, les cultures et les élevages d’exportation – généralement sous forme de larges monocultures et de méga élevages hors-sol, destinés à produire les plus grands volumes possibles de matières premières.
Interroger la mondialisation
En ce sens, la mondialisation des chaînes d’approvisionnement doit aujourd’hui être interrogée. Cette mondialisation s’est accélérée depuis quarante ans. Reliant producteurs et consommateurs à travers des circuits logistiques entre les mains de grands groupes, elle encourage la production de masse de matières premières agricoles permettant aux firmes de l’agroalimentaire de fournir à bas prix une alimentation transformée. Mais ses conséquences agronomiques et sanitaires, et la mise en concurrence généralisée à l’échelle mondiale des producteurs à laquelle elle conduit, ne sont plus tolérables.
Un appel à l’UE
La nouvelle Commission européenne prendra ses fonctions le 1er novembre. En présentant ses priorités politiques, Ursula von der Leyen a proposé (comme élément du « Green Deal » qu’elle va mettre sur pied) une stratégie « De la fourche à l’assiette », reliant donc production et consommation, pour des systèmes alimentaires plus durables. Des documents internes émanant des services de la Commission européenne confirment que celle-ci entend conduire une large consultation autour du contenu d’une politique alimentaire européenne durable, inspirée en grande partie par le processus conduit par IPES-Food avec près de 400 acteurs de l’alimentation en Europe depuis 2016.
Jamais les attentes n’ont été aussi fortes. En accélérant la sortie d’une agriculture dépendante du pétrole et reposant sur l’usage massif de pesticides et d’engrais de synthèse, en favorisant des pratiques agroécologiques qui restaurent la santé des sols, en encourageant la relocalisation des systèmes alimentaires, et en alignant ses politiques commerciales sur l’impératif de cette transition, l’Union européenne peut démontrer à la fois qu’elle entend le message des scientifiques, et qu’elle sait se mettre à l’écoute des acteurs de l’alimentation. On attend d’elle, à présent, qu’elle respecte ses promesses.
*Signataires : Olivier De Schutter, ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation (2008-2014), coprésident Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food) ; Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11 ; Marjolein Visser, Chair of Agroecology at the Université Libre de Bruxelles (ULB) ; Philippe Duvivier, président de la FUGEA (Fédération Unie de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs) ; Jean-Pascal Labille, secrétaire général de Solidaris ; Arianne Estenne, présidente du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien) ; Filip De Bodt, Climaxi ; Lieve Herijgers, directeur Broederlijk Delen ; Hanne Flachet, FIAN Belgium ; Thierry Kesteloot, Oxfam Solidariteit ; Leen Laenens, présidente VELT ; Félicien Bogaerts, Le biais vert / Jterre ; Esmeralda Borgo, coordinatrice Voedsel Anders ; Eléonore Barrelet, Agroecology In Action.